16. LE COMPLEXE D'HERAKLITE.
16.1 Le moine m’a demandé de reprendre le cours de ses vieilles lunes. Il était pressé d’en finir avec le père, il peut reprendre sa route. Il prétend désormais philosopher pour de vrai : fini de rire, ce n’est plus l’heure de la pause façon sieste mais l’heure de la pose façon Rodin. Puisqu’il le dit, je ne vais pas le contrarier, le vieux.
Mars 2004.
Septante-troisième jour : retour aux sources.
Devant ma chapelle, je l’imagine facilement, le poète. Vous en souvenez-vous au moins, du poète ? Celui de la grotte, celui qui ne fait rien qu’à poéter, celui qui tient compagnie aux dames du temps jadis ? Voilà, vous y êtes, c’est le poète, hirsute et dédaigné.
Seul importe le message, seul importe le poème ; le messager est invisible, le poète est transparent, il ne compte pas s’il conte. Si le messager est joli garçon et brillant causeur, on lui fera place dans les cénacles et l’on oubliera le message. Le poète sera fêté, adulé, il fera le beau, et après quelques pirouettes il sera oublié aussi. Ni poète maudit ni poète persécuté, poète oublié tout cru. Oubliés, poètes et messages, poèmes et messagers. Oubliés.
Mais si personne ne le fête, si personne ne l’adule, ne serait-ce qu’un quart d’heure, qui va l’écouter, qui entendra le poème ? À quoi bon écrire si personne ne lit, à quoi bon déclamer si personne n’écoute ? Le musicien meurt si sa musique chante pour le désert et le poète dépérit.
Pas question de construire sur les gloires posthumes ; il me faut être reconnu là tout de suite. Viendra l’inévitable moment de gesticuler avec élégance devant les lumières et derrière les lucarnes, en faisant semblant de ne pas être ébloui. Malheur à qui bégaye, à qui s’énerve, à qui tremble. Le message disparaîtra avec l’audience.