19.4. Singulier.
Nonante deuxième jour.
J’ai bien peur qu’il y ait du contresens dans l’air. Le moine ne vous a pas dit qu’il prônait le bain de foule, bien au contraire il les déteste, qu’il y soit connu ou qu’il y soit anonyme. Et si tu as compris qu’il voulait t’entraîner dans ces lieux de perdition, tu dois tout recommencer depuis le début.
Il lui est arrivé de participer à des manifs sans même qu’on l’en prie, simplement parce qu’il jugeait nécessaire de faire nombre lorsqu’il trouvait que le nombre restait le dernier argument possible, tous les autres ayant échoué. Il trouvait qu’il y avait là comme une défaite de la pensée, mais il se refusait à employer ce terme galvaudé par le faux prophète.
Je l’ai vu deux ou trois fois, après ces manifs d’où les cent mille manifestants (dix mille selon la police) revenaient tout euphoriques d’une telle mobilisation inattendue, comme dopés jusqu’à la moelle par ce bain de cris et de sueur, sans parler des merguez, je l’ai vu s’affaler sur sa chaise, et se mettre à trembler au point de ne plus pouvoir tourner la clé de la chapelle, presque à pleurer. Je l’ai vu renoncer à son précieux café et rejoindre son lit de moine, pour dormir pendant quarante jours. Alors, que personne ne commette l’erreur de croire qu’il prêche pour la vertu des foules, des masses, des agglutinations, la joie des stades en liesse, et des fêtes en rase campagne. Il en mourrait d’y aller.
Il nous parle de vie en société, et non d’heures de pointe. Je reprends ses fiches.
4. Singulier.
Je vais faire mon petit Aristote. Mon tout petit Aristote, micro micro, ne vous inquiétez pas pour mes chevilles. Je ne l’aime pas beaucoup, tu as dû le remarquer, ce vieux barbu. Surtout, je n’aime pas ce qu’on a fait de lui pour nous verrouiller pendant deux mille ans. Mais je dois reconnaître qu’il nous a laissé quelques outils bien utiles pour réfléchir, un outil utile étant au demeurant un pléonasme étymologique et sémantique.
Par exemple, les catégories. Oui je sais, j’ai pesté contre les catégories, et je continuerai. N’empêche, parfois il est bon d’avoir un grille, ne serait-ce que pour les merguez de la manif, alors pourquoi pas pour les saucisses du cerveau ? On peut mettre aussi les individus derrière les grilles, les mettre dans de petites boîtes, selon leur activité, leur densité, leur isolement, leurs croyances ou leur âge. Faisons attention à ne pas trop détailler, sinon nous devrons avoir autant de boîtes que d’individus, et un individu par catégorie.
C’est décidément très délicat. Aucun ne fait comme son voisin, et pourtant ils ne se quittent pas ; certains font même exactement le contraire, alors qu’ils sont dans la même barque et qu’ils prétendent ramer à contre-courant, le plus surprenant est que la barque remonte en effet comme prévu. Mon cerveau encore un peu fourmillant a de la peine à admettre ce que pourtant il constate. Combien de fois deux processus opposés aboutissent-ils au même résultat ? Observe un peu autour de toi. Aucun ne va détenir la vérité juste, et seule la confrontation de leurs deux antagonismes aboutira.
Lorsque je transportais ma grosse miette dans la file montante, il ne serait pas venu à l’idée d’aucune des copine de la file descendante de me la prendre et de la rapporter d’où je venais ; non seulement cette idée était inconcevable, mais l’idée qu’on puisse en avoir l’idée. Elle m’est venue à l’esprit aujourd’hui parce que j’examine les zoms, l’étant moi-même et non plus fourmi.
Il va falloir simplifier, sinon je ne vais jamais y arriver. D’autant que le temps se radoucit et que je vais bientôt devoir reprendre la pose, passer plus de temps sur ma chaise qu’au café. On prétend même que des passages auraient été ouverts dans la ligne, là-bas à l’horizon qui poudroie. Dois-je croire au miracle quand ils arrivent, moine incroyant que je suis ?
Il y a le gros de la troupe, biens erré sur lui-même, Entreprise ou commune, nation ou couleur de peau. On tire à hue et à dia, on s’entretue de paroles, on s‘associe de malfaiteurs, et pourtant la troupe avance.
On dirait qu’elle avance.
en attente d'une suite, que la quarantaine se passe.