22.4. Ô concurrence ennemie #2.
22.42 – De la gauche à leur concurrence.
Il n’y a pas besoin de longs développements pour expliquer que l’égalité est un rêve inaccessible, tout comme l’est la liberté. Je ne prends que ces deux termes et j’oublie un instant à tord le troisième, déjà plus flou et insaisissable, la fraternité. Il est absurde de prétendre que l’un serait dextre et l’autre sinistre, avec le troisième qui ferait son Saint-Esprit, espèce de colombe en vol stationnaire au dessus des têtes hochantes. Une fraternité de Modem, en quelque sorte. Tu vois le tableau ?
Que vient y faire la concurrence ? Justement, de permettre à ces mots impossibles, à ces rêves inaccessibles, ces trois grâces de la République, de vivre ensemble et de se nourrir les unes des autres. Mais je vais avoir du mal à sortir de ma métaphore, il va y avoir un plaisantin pour me regarder et dire : et alors, concrètement ?
Les premières bactéries toutes neuves et toutes étonnées d’être vivantes dans un monde sans pitié juste sorti de la roche en fusion, il y a un milliard d’années plus ou moins dix minutes, à peine ébrouées, se sont mis à s’entredévorer joyeusement, pardon, à se faire concurrence, dans un jus grouillant et nauséabond. Les savants disent phagocytées. Les plus malignes se sont regroupées en organismes complexes en associant leurs complémentarités, et non seulement échappaient aux massacres du jus grouillant, mais se développaient d’autant mieux que grande était l’hécatombe. Voici le nom du nœud qui se serre : les agglomérations.
Ce n’est pas de la métaphore mais la vraie histoire d’un milliard d’années légèrement résumée et Darwin ne me contredira pas. Est-il de gauche ou de droite, Darwin, le sais-tu toi ?
Les organismes complexes sont devenus des poissons, des oiseaux, des reptiles et des mammifères, sans parler de la vigne et du vin il ne faut pas traîner en route. Et tout ce petit monde n’a cessé de se concurrencer. Les reptiles ont longtemps tenu la corde ; par la grâce d’un météore géant bien ajusté du côté de Cuba ils ont laissé la place aux mammifères et nous nous sommes mis au premier rang. Certes il arrive qu’on meure d’un aspic ou d’un cobra, mais d’une façon générale l’homme a pris le pas sur le serpent, l’homo sapiens sur l’homo Von Neandertal, et le sapiens-sapiens sur le sapiens.
Si des théories nouvelles viennent changer l’ordre la description ne changera pas de sens. Il me plairait assez de savoir que finalement le sapiens-sapiens n’a pu survenir que grâce à une alliance du sapiens avec le Neandertal, par exemple, une de ces alliances impossibles dont tous diront l’absurdité, et qui soudain fait naître un nouveau monde. Parfois ce sont des alliances contre nature, enfin c’est le mot qu’ils utilisent les bons sens près de chez nous, contre-nature, l’union des contraires ridiculisée par Aristote et proclamée par Héraklite.
En attendant, laissons les savants savanter, s’avancer en savantant.
La concurrence n’est pas la victoire du fort sur le faible, du rouleau compresseur sur l’escargot. La concurrence n’est pas l’anéantissement des espèces sous prétexte de nous faire de la place, et nommer ces comportements là concurrence, ou les associer à ce mot, est tout simplement une erreur ontologique.
Je ne sais pas répondre à la question perverse du concrètement, la question du début que j’ai tenté de noyer dans mes flots de mots mais qui surnage, sinon en montrant ce qui est aujourd’hui et le comparant à ce qui fut. Il y a cent ans, mille ans, un milliard d’années. Progrès, non progrès, évolution positive ou négative, avancée ou recul, voilà d’autres questions qui n’ont rien à voir avec l’avant-après dont nous parlons et qui nous a fait hommes. Peu m’importe que ce soit bien ou mal, mais j’observe que par cet enchaînement je suis et toi aussi et rien d’autres, et que je n’écrirais pas ces sornettes que tu lis si les autres bactéries avaient été plus fortes et si Cuba ne s’était pas ramassé un météore sur la tronche il y a soixante-trois millions d’ans.
Je ne sais si c’est une bonne chose que je sois, ou une mauvaise, et que soient tous les humains qui sont, avec moi. Les humains qui furent. Les humains qui seront. Je ne sais, et qui peut prétendre répondre à cette question absurde. Pourquoi inventer du bien ou du mal devant ce qui est ? Et si vraiment il fallait répondre, il est des questionneurs agrippés à leurs questions oiseuses, j’écrirais que je suis et que je tente d’en faire quelque chose, j’écrirais que je préfère qu’il en soit ainsi parce que, dans le cas contraire, je ne me poserais même pas la question ni aucune autre d’ailleurs et le questionneur agrippé n’existerait pas non plus. Bien fait pour lui.
La concurrence est une affaire entre égaux. Ne pas l’oublier surtout. La bactérie contre la bactérie, le fort contre le fort, le fer contre le fer, le feu contre le feu. Voilà vers quoi je devine qu’il va, le musicien de l’ombre et du silence, le moine Théolone, mais le mettre en musique est une autre histoire, maintenant qu’il ferme sa gueule.
Je n'ai pas fini les fiches, mais le moine se tait, alors je les ai rangées bien proprement, en attente de jours meilleurs. S'il se veut coi, je le crois. Et pour la suite, il faudra que le silence lui pèse. Car il n'a pas fini, il le sait très bien; mais a-t-il seulement envie? Il faut demander à la baronne.