23.5 - Histoire d’œil #1: les fragments.
Hormis la tonsure des sommets, nul n’y échappe ici, la chaîne des montagnes du milieu est couverte de forêts, entourée plutôt, cernée. Maquisarde au sud, rabougrie à l’est, sombre et sauvage au nord, ample à l’ouest. Chênes nains et pins d’Alep, eucalyptus et caroubiers. Et partout cèdres en futaies vertigineuses et odorantes. Il marche à travers les forêts de son île. Et il n’en croit pas ses yeux.
Cent-trente-troisième jour.
1. Les fragments.
Lorsque je marche à travers la forêt de cèdres, sur le flanc ouest de ma montagne, je devine le ciel découpé en mille fragments par les branches entremêlées. Bleu la plupart du temps, il se présente à moi en écailles formant voûte. Voûte fragile qui ne demande qu’à s’effondrer sitôt que j’en retirerai une seule pièce. On sait qu’une voûte tient par chacune de ses pierres, qu’une seule soit retirée plus rien ne tient, la clé de voûte qui fait sa prétentieuse se croyant seule indispensable ne l’est ni plus ni moins que ses sœurs moins saillantes, moins sculptées, moins centrales.
Ainsi mon puzzle d’azur me semble tenir par miracle, qu’un arbre soit abattu et le ciel me tombe sur la tête. J’écoute le vent frémir et je guette les rafales, je surveille les grands bras agités ; tout n’est qu’apparences et je vois ce que je vois : les morceaux de ciel, la découpe des arbres, le mouvement des branches, viennent à travers pupille, bulles vitreuses, rétine, macula, nerf, me frapper le cerveau. Le voici qui de ces impulsions chimiques construit un réel, et qui s’inquiète de l’idée de l’effondrement du ciel.
Je ne te parle même pas des mouches et des filaments qui dansent nuits et jours sur le chemin de la lumière et qui lentement s’épaississent, des dégénérescences glauques.
J’entends déjà le concert des protestations. Il ne faut pas avoir peur, disent-elles, les arbres ne découpent pas le ciel, les lourds fragments prêts à choir ne sont qu’une sorte de bleu, provenant de la diffraction de la lumière du soleil sur les particules de l’atmosphère. Enfin voyons, tu sais tout cela.
Merci du renseignement.
Est-ce que je sais tout cela ? Pourquoi dois-je me souvenir du phénomène de diffraction ? Pourquoi l’ai-je seulement appris ? L’ai-je vraiment vérifié, qu’ai-je oublié de faire pour en être sûr, ou qu’ai-je fait que j’ai oublié aujourd’hui ? Je lève la tête et je vois les fragments, et sentant le vent qui se lève j’ai hâte de retrouver ma chapelle. Quelque chose existait avant que je marche dans cette forêt, avant que j’y pense, avant que je la fasse exister en la voyant : voilà ce que me chuchote l’évidence, cette chose était là et tu l’as ressentie en la passant sous le sens, sous tes sens. On pourrait la nommer forêt, par exemple.
.à suivre
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