23.5 - Histoire d'oeil #3: La liste.
La science elle-même reconnaît aujourd’hui son impuissance à rendre compte du réel. Peu de nos arrogants d’estrade le savent, mais tous ceux qui au fond de leurs laboratoires tentent de percer d’ultimes secrets avec les télescopes les plus puissants, les accélérateurs les plus gigantesques, les ordinateurs les plus torrides, se heurtent à d’impossibles défis, à des questions nouvelles et tragiques, à des incompatibilités définitives.
Ils s’étaient crus un moment les maîtres du monde, et nous les avions crus tels nous-mêmes au point d’en avoir peur. La vérité est qu’ils sont désormais effrayés par l’océan d’inconnu que leur révèle, jour après jours, les collisions souterraines du pays de Gex, les lumignons fossiles perçus par Hubble, la théorie du chaos.
Cent-trente-troisième jour (fin).
3 - La liste.
Même le chaos a sa théorie.
Il n’y a pas de réel, et ce que tu crois saisir par tes sens ou ta pensée n’est que la construction fragile et incertaine d’un réel qui t’arrange, qui ressemble à ce que tu ressens, qui rassemble tout ce que tu ressens, un petit bout du monde où tu vis et rien d’autre, un petit morceau de cohérence dans le foutoir de tes mille vies. Je récuse toute référence à l’évidence, à une quelconque forme d’évidence, et quiconque s’en réclame devient mon ennemi car je sais dès lors qu’il cherche à me tromper. Je le fuis ou le réfute, je déverse devant ses pas des plats de spaghettis trop cuits afin qu’il s’y enlise, et tant mieux s’il me trouve confus, je ne lui faciliterai pas la sortie.
Ce ne sera pas facile, d’autant moins facile que l’évidence sera évidente. Tu t’y entortilles comme dans des rets si tu t’y aventures; il te faut prendre le large avant de réfléchir ou, comme moi, t’asseoir sur une souche et regarder le ciel, faire silence. Certaines évidences vont se dissiper d’elles-mêmes, comme une découpe du ciel et son bleu poétique, mais d’autres vont s’incruster en toi et t’entraver pire que menottes et boulets, pire que barreaux et blindages, et tu croiras être libre quand tu ne feras que ce que les évidences et les débiteurs d’évidences t’auront fait faire.
- La loi de l’offre et de la demande comme règle de fonctionnement de la cité, comme base de la civilisation, et hop.
- La nécessité de Dieu pour combattre les mauvais penchants de l’homme.
- L’impossibilité de vivre sans transcendance.
- La mise en place universelle d’un principe de précaution.
- La préexistence de lois et de principes qui s’imposent à tous, de tout temps, et qui sans doute existaient avant l’homme.
- Les lois de la nature.
- La supériorité du mâle sur la femelle dans l’espèce humaine.
- La supériorité de l’humain sur l’animal et de l’animal sur le végétal.
- Le géocentrisme, l’héliocentrisme, l’anthropocentrisme, la recherche du consensus, le juste milieu, la justice immanente, les droits de l’homme, les méfaits de la guerre et les bienfaits de la paix, la pureté originelle, le bon sauvage, le retour à la nature, le progrès, les dix commandements. Hop, hop, hop.
Évidences, évidences, évidences, évidences.
Mensonges.
Je peux continuer la liste, si tu y tiens, mais tu t’ennuies déjà. J’ai joyeusement mélangé les genres et les points de vue, aggraver mon cas ne me fait pas peur. Ce qui reste est que rien n’est gagné d’avance ni perdu, dans ce qui peut ainsi être affirmé au motif de l’évidence. Tout doit être repris, toujours, partout, par tous, tout doit être soumis à l’examen, mis en examen sans aucune présomption d’innocence, au contraire tout doit être mis en accusation. Et ce que tu contestes déjà dans mes énoncés, est-ce par leur trop grande évidence ou est-ce qu’ils ne le sont pas encore assez, évidents ?
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