23.9 - La théorie des ensembles #1.
Je me suis trop vite réjoui, un instant distrait par un écheveau de fausses pistes. Le moine s’est éloigné dans une autre direction. Pour mieux dire, le moine a libéré sa route et je ne peux plus le suivre. Il marche trop vite, la pente est trop raide, il escalade une montagne et je m’essouffle à ne pas le perdre de vue. Où va-t-il ? Que veut-il avec sa carte d’identité, sa liberté, sa théorie des ensembles ? Des groupes, des anneaux, des corps s’entremêlent, et la liberté est à ce prix, dit-il. Ouais. Il le dit. Puisqu’il le dit. Mais bon, si je vous résume ce que je vois, je vais oublier ce que je n’ai pas vu, que je ne vois pas, et dont il parle aussi, entre les mots, entre les lignes, entre les images. Il est question d’inné et d’acquis, d’appartenances et de liberté, de choix personnel et de destin construit, d’éducation et d’éternité, de périssable et de guignol.
Cent-trente-septième jour.
1. Les intersections.
Essayons de garder la ligne. Prendre le parti de la ligne plutôt que la ligne du parti. Le moine n’a que faire du peuple et des élites, des catégories et des petites cases. Il s’occupe de l’individu et tente de l’articuler avec le collectif, avec les collectifs ; il tente de trouver une voie dans le fatras des exigences, et pour rien au monde il n’accepterait de réduire chacun à une étiquette qu’on lui planterait dans le front. Tu es peuple, tu es élite. A ce titre, tu es ceci ou cela, bien ou mal. Il n’en veut plus de ces casseroles dont le vacarme empêche d’avancer, il n’en peut plus qu’on s’en tienne à cette seule dimension de la vie, un peuple, une classe.
Laissons là la pâte des ensembles croisés où tu as puisé tes briques, la pâte de tes cités par laquelle tu te modèles, de tes multiples cités, multiples, le dirais-je assez pour qu’on ne l’oublie pas, pour qu’on ne s’égare pas encore et encore dans les mêmes rengaines du peuple et de son élite ! Encore aujourd’hui tu malaxes et tu étires et tords, tu joins les deux bouts et tu passes du gris au gras. Le travail n’est jamais fini et ta construction ne s’arrêtera qu’à ta mort. Un arrêt de mort, une mort d’arête, laquelle provoque l’autre ? Fais attention quand tu manges ton poisson, homme pressé. Nous sommes tous des êtres inachevés tant que nous vibrons, et nous mourrons dans un état provisoire.
Chacune des cités a son histoire, ses forces internes, ses interactions, ses logiques propres. Elle est parcourue de courants faibles et de courants forts, il y a des haines et des habitudes, des besoins et des désirs, des cuisines et dépendances, de la reconnaissance et des créanciers ; ce sont des familles, des organisations, des foyers, des écoles, des usines, des syndicats, des clubs, des tribus, des religions, des communautés, des nations, tu vois je n’ai pas oublié, ma liste est prête à sortir à la moindre inattention, je n’ai même pas besoin d’y poser le mot peuple ou le mot élite. Un seul mot d’ordre, cité, cité, cité. La peste soit des énumérations.
Entends-moi bien, car il n’y a là aucune évidence. Ces cités quel que soit le nom dont je les affuble, n’ont pas d’identité. Elles ont toute la même origine : l’homme ne sait exister seul. Chacune est avec ses sœurs l’outil fondamental de sa survie. C’est bien assez comme cela, pas besoin d’y ajouter une identité. Lui seul, homo sapiens, dès sa naissance, et plus tôt m’a-t-on dit, devra par de constants sauts de côté se placer à l’intersection des cités qui l’entourent, intersection floue et changeante qui sera l’identité qu’il se fera, tout aussi floue et changeante au gré de l’histoire du monde et de la sienne. Si tu attends que je te donne la recette, tu perds ton temps. J’ai assez de mal avec mes cités à moi, occupe-toi des tiennes, et nous pourrons en rire ensemble autour d’un café métrio.
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