23.10 - Brûler Diderot ? #2
C’est
vrai quoi à la fin. Si chacun de nous n’est plus que de la brique de
son coin, alors tout devient acceptable, tout devient culture, tout
devient légitime. De quel droit un occidental pourrait s’insurger contre
des pratiques d’autres lieux dont il ne connait rien des soubassements
quand il y aurait passé vingt ans de sa vie à observer, chez les indiens
d’Amazonie ou les Papous dans la tête ? Du droit du colon ? Du droit de
la culture avec un Q majuscule ? Du droit de l’homme, invention
bourgeoise du siècle de la lumière capitaliste ? Oui, le dérapage arrive
à grand pas et bientôt je vais, pour me montrer plus progressiste que
le roi, vous dire que notre philosophie ne vaut pas plus cher que celle
des pays d’Orient et du Sud réunis, peut-être moins cher puisqu’elle a,
sous prétexte d’universalisme, tout balayé de son colonialisme ambulant.
Il faut que je m’éloigne, quelque chose me murmure que ce n’est pas tout à fait l’avis du moine.
Cent-trente-huitième jour #2 - Petit bout de chair.
Pas
si vite. Je vais me contenter d’un exemple facile. L’excision est une
pratique barbare et inadmissible. Aucune tradition que ce soit ne la
justifie à mes yeux. J’entends bien les cris d’orfraie : qui es-tu pour
nous juger ? Tu n’es pas né dans le désert, dans un monde précaire où
tout est organisé pour la survie, où la moindre goutte d’eau est plus
précieuse que tous tes litres d’essence, où l’ombre est un bien plus
recherché qu’une place au soleil, et depuis des millénaires tout s’est
mis en place pour cela, qui es-tu pour piétiner notre art ? Au nom de ta
culture arrogante et conquérante, au nom de ta supériorité d’homme
civilisé, d’homme blanc, de chrétien, de croisé ?
J’en rajoute un
peu dans l’invective, on ne mélangera peut-être pas tout, du moins pas
tout d’un coup. Mais chacun y mettra un peu de ces épices et le bouillon
final sera bien comme je dis. Evidemment, j’entendrai tous ces
reproches dont aucun ne me convaincra. La souffrance d’une fillette et
de la femme qu’elle deviendra, la presque femme désormais mutilée n’a de
justification nulle part dans le désert, ni la sécheresse, ni la
famine, ni la chaleur.
Quelque chose est commun à cette fillette
et à moi, elle qui venait de découvrir la douceur de la caresse qu’elle
se donnait là, avant l’arrachement, moi qui ai profité depuis longtemps
des effets de cette douceur sur la dame que j’aime. Quelque chose qui
dépasse sa culture et ma civilisation, quelque chose qui a perdu son
Albert et sa relativité, voici le mot qui me manquait : quelque chose
d’absolu : notre animalité. Et si les droits de l’homme étaient en
réalité les droits de l’animal humain, d’abord ? Bonne question, je me
remercie de me l’être posée, laisse-moi respirer un instant.
Pas
si vite, ai-je dit. Une fois encore, l’évidence est mauvaise
conseillère. Que les occidentaux blancs aient pratiqué le colonialisme
ne détruit pas tout ce qu’ils ont pensé depuis que des blancs se sont
installés au bord de l’Asie Mineure, regardant les îles proches en
clignant des yeux pour se protéger du couchant. Même si le colonialisme
invasif s’est fait au nom de toutes ces philosophies, sont-elles
fautives pour autant au point de devoir être à jamais méprisées,
vilipendées, oubliées, détruites. Beaucoup seraient trop heureux de les
voir disparaître, ces philosophies qui mettent des bâtons dans leurs
roues, élites corrompues, religieux de pouvoir, présidents à vie et à
mort. Quelles que soient leurs couleurs, leurs origines, leurs
prétextes, ces philosophies les dérangent, et ne serait-ce que pour
cette raison, je me refuse à entériner leur mise à l’écart sous prétexte
qu’elles ne sauraient être universelles, sous prétexte de climat.
Je
ne vais pas ici proclamer mon accord avec toutes, il en est qui ne me
plaisent pas. Sommes nous aussi simples, nous autres occidentaux, que
vous avez l’air de feindre de croire ? Probablement pas davantage que
vous autres, du Sud africain, des altiplanos d’Amérique indienne, des
marigots de l’enfer vert, de l’orient asiatique, comment dit-on déjà,
orient mystérieux. Ni plus ni moins mystérieux que l’occident,
sachez-le. Que l’un domine, ou croit dominer, ou cherche encore à
dominer, n’invalide pas sa pensée ni la pensée de tous ceux qui ont
habité son climat et dont la parole est encore forte à nos oreilles, que
l’autre soit opprimé ou se prétende tel pour se justifier et se
blanchir ne rend pas son discours infaillible. Ecartons ces facilités,
cette évidence, et penchons nous sur ma question.
Il est un domaine qui nous échappe.
à suivre.