23.12 - Quatre-vingt-quinze milliards
Que cherchons-nous ? A vrai dire, moi je ne cherche rien. Pourtant le Moine avec ses longs silences et ses domaines échappés me transforme en furet avec trois mots et deux questions. Me voici à l’affût sans y être préparé, si encore je savais ce qui devrait sortir du trou ! Je sens bien que le Moine se méfie de l’universel et de l’universalisme, qu’il y va de sa petite querelle des Universaux à lui tout seul, qu’il voit dans ces désirs cosmiques un relent de totalitarisme ; mais il ne se résout pas à la satisfaction besogneuse de se croire l’unique mesure de tout, l’échelle humaine comme on dit ; je le connais comme si je l’avais fait, le Moine, il lui faut un plus grand panorama, il veut toujours aller en haut des montagnes, au bout des promontoires, il feint d’ignorer que ce sont aussi des impasses car il sait qu’en réalité là-bas et là-bas seulement la vision s’élargit au-delà du seul champ de l’œil, peu lui importe de ne pouvoir aller plus loin et de devoir rebrousser, il reviendra plus riche.
Cent-quarantième jour.
Pour le moment, j’ai posé le mot animalité. Tu es là qui me lis qui que tu sois, tu es née, ou né, d’une femelle ta mère, qu’elle soit bénie entre toutes les femmes. D’embryon tu devins fœtus, et enfin au bout de neuf mois environ nouveau-né tout rouge et tout criard, tout sanglant, exactement comme les quatre-vingt-quinze milliards d’humains qui t’ont précédé. Tu n’es rien d’original, au fond, tu es d’un commun, tu es très commun. Et le sais-tu, je suis comme toi, commun, très commun.
Justement, commun.
Quatre-vingt-quinze milliards. Je ne me souviens pas d’où j’ai pu dénicher ce nombre, le nombre des êtres humains qui vécurent et qui vivent sur cette terre depuis qu’il y a des hommes. Comment l’a-t-on calculé, vérifié, validé, je n’en ai pas la moindre idée. Mais j’aime bien ce nombre, il sonne juste. Ce n’est pas parce qu’un nombre sonne juste qu’il devient vérité, mais ce serait la moitié ou le double que finalement ma réflexion n’en serait pas changée. Si tu veux bien je vais m’y tenir, et si tu en sais davantage tu corrigeras de toi-même.
Ne fais pas ta grimace. Je te le répète. Peu me chaud qu’on ait pensé à Néandertal dans le décompte, qu'on ait pensé à Erectus et compagnie, à je ne sais qui, à je ne sais quoi. Les comptables se sont-ils limités au Sapiens-Sapiens l’homme qui bégaie, ou bien à tous les primates à deux pieds depuis Lucy dans le ciel ? Qu’importe. J’ai un jour entendu ce nombre et il m’a plu, tu peux le changer, demain il sera supérieur, ce que j’écris vaut tout autant. Ils seraient deux-cents milliards à nous avoir précédés ou douze mille que je maintiendrais mon puzzle en l’état et mon logos resterait tout neuf.
J’ai posé sur la table ce mot, et plus encore ce qu’il recouvre, l’animalité de l’homme. Je le prends comme référence universelle. Il n’y est plus question de vérité supérieure qui s’imposerait par naissance ni de vérité sociale qui s’imposerait par croissance, mais une triviale réalité de corps, avec ses humeurs et des aigreurs, son sang et sa chair, dont l’apparition momentanée va donner un nouvel être semblable à tous ses congénères et pourtant distinct, et pourtant individu. Là se nouent l’universel et le particulier, au point de devenir indissociables. Et pour proclamer quoi que ce soit d’applicable à tous, à commencer par les droits humains, les droits de l’homme, il ne faudra jamais s’écarter de ce fondement. C’est à mon sens la seule manière d’approcher l’universel des hommes, de le caresser, de s’y mesurer.
Et l’universel des chats, alors ? Je ne sais pas ce que veulent les chats, et le seul Platon que je connaisse est un chien. Je laisse les chats à leur philosophie, je n’ai pas les outils pour creuser cette philosophie là, ni même pour savoir si elle est ou si elle n’est pas, je ne suis pas plus chat que le chat qui traverse le chemin là devant moi n’est homme. Je ne refuse pas aux chats l’idée qu’ils puissent avoir une philosophie qui nous serait indicible, ni aux chiens ni aux abeilles ni à aucun être vivant quand ce serait un ver de terre, mais je sais que je n’en saurai jamais rien, alors je me préoccupe de ce qui reste à ma portée, la philosophie de l’animal homme et son universalité.