395 - Centième jour . Abraham et Môzeuze, Moïse

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M’y voici, au centième jour. Quelle occasion perdue de conclure ! Un nombre rond, une péroraison magnifique, et le tour était joué. Trop de choses me secouent encore pour que je cesse, j’ai besoin de ce travail d’écriture : le nombre rond ne sera pas le dernier, j’ai trop de mots enfermés à l’intérieur qui réclament leur livre d’oxygène.

Les cent jours. Nombre rond, nombre napoléonien, après cent jours tu n’es plus rien, dit le président au ministre. Tu as cent jours pour tout faire, ensuite cinq ans à tenir en faisant semblant. Cinq années moins cent jours, évidemment. Est-ce que l’histoire d’avant Abram n’aurait duré que cent jours ?

Ne croyez pas que je raille avec mes moqueries subalternes. Je n’ai jamais été aussi sérieux et là est sans doute la cause de mes ricanements. Abraham m’impressionne, alors je le chatouille avec mes mots dérisoires. Le faire bougonner dans sa barbe, le prendre au mot, et lui montrer qu’il n’est qu’homme lui aussi, parmi nous égal. Il a écrit comme j’écris, au fil de ses idées et de ses aventures, et en est sorti bien plus qu’il n’espérait. Pourquoi ne suivrais-je pas cet exemple prestigieux ? Que la chance lui ai souri et qu’elle m’ignore importe peu, si je n’écris pas elle ne sourira pas c’est sûr.

A nous deux, Abraham.

Voilà bien ton dilemme. Je dois te croire sur parole, ou plutôt sur écrit, même si je ne sais de quelle écriture est cet écrit, et qui l’a traduit un jour en grec, en latin, en arabe, en araméen, en chaldéen, en moldo-valaque, en anglais. On parle d’un certain Jérôme. En ces temps de Babel, qui saura les signes que tu eus l’idée d’aligner pour raconter l’aventure de ton fils, et la tienne ?

Il faut te croire, pour croire. Il faut croire tous ceux qui après toi ont pris le parchemin ou la tablette d’argile et ont écrit la suite. Grand Livre ou cadavre exquis, Good Book et Armstrong Louis. La prise de pouvoir par le Verbe, par l’écriture sacrée, Yakoub, David, Soliman, et les autres. Tu as eu un successeur, je n’ai pas besoin de te le nommer, tu le connais sans l’avoir croisé il vécut des milliers d’années après toi ou quelques décennies, mais il fut bien ton véritable successeur, ton descendant, Môzeuze l’artiste. Il avait compris ton affaire, partir derrière un rocher pour le sacrifice et revenir tout auréolé, alors à son tour il est parti tout seul dans la montagne avec une pierre et un burin, on ne part jamais sans sa trousse de voyage. Il devait régler une histoire d’or avec les syndicats du veau et il sentait que leurs dirigeants empiétaient sur son autorité, alors il a joué son va-tout et s’est souvenu de toi.

Un soir d’orage il est monté là-haut, il a passé la nuit au milieu des éclairs, il y avait même des buissons ardents, je lui reconnais là une grande force d’âme, au cœur de l’orage et même pas peur, une nuit entière, peut-être davantage je n’avais pas ma montre pour contrôler. Puis il est redescendu l’air plutôt hagard et ce n’était pas du cinéma, avec ses tablettes gravées sous le bras.

Les dix commandements, voilà le titre que Môzeuze avait trouvé. Tu ne tueras point. Ce n’était même pas le premier des commandements, mais il était écrit.

Si au moins ils avaient appris à respecter seulement celui-là, juste lui seul, on aurait pu commencer à parler des autres, mais ce n’est pas le sujet du jour, du centième jour. Les dix commandements, les titres les plus simples sont les meilleurs, et celui-ci n’a pas vieilli. Difficile de faire plus indémodable. Reste à savoir qui a fait la gravure sur pierre. Voilà l’agaçante question qui revient : car comme avec Abram, il faudra croire Môzeuze sur parole.