19.7. L’Echec. #1 - La tentation du tonneau
Nonante-cinquième jour.
La colère du moine est bien visible désormais. Je m’en inquiète, parce qu’il ne va plus garder ce chemin d’ennui et de convention que je lui connais et où je me retrouve ; il va sortir de ses gonds communs et pourrait bien décider d’escalader à mains nues la paroi nord de l’Himalaya, avec la probabilité de réussite qu’on peut imaginer chez un individu de son âge et de son poids. Je ne l’y suivrai pas.
On n’entendrait plus parler de lui et ce ne serait pas une
grande perte. Il peut aussi succomber à la tentation, la tentation du tonneau. Il
pourrait même me voler ce titre. Lui qui a mis Diogène en charpie et l’a sorti
de son refuge, il pourrait finir par se rendre aux arguments qu’il avait
réfutés et prendre la place dans le tonneau de celui qu’il en avait chassé. Je
sais qu’il pourrait bien le faire, alors ne lui dites rien, déjà qu’il déteste
si je commente, alors s’il se saisit de mon titre, il ne me le pardonnera
jamais.
Je suis en colère. Je ne supporte pas que tu commentes ce que j’écris sur mes fiches. Je te l’ai déjà dit, tu recopies c’est tout. Tu ne vas prétendre dire à qui me lit ce que j’ai voulu dire en disant ce qu’il lit. Tu as lu ce que tu as voulu, et chacun lira ce qu’il voudra, d’ailleurs quand je me lis je ne sais plus à quoi je pensais mais je sais à quoi je pense. Renonce donc à jouer les garde-corps, les flèches de parcours, les bornes kilométriques. Ils sont ici pour s’y perdre, et retrouver seuls leur chemin, tous ceux qui m’aiment. Sinon ils seraient là.
Tu m’as enfoncé un titre dans le crâne et je ne peux m’en défaire, il va falloir que je m’en occupe. Depuis quand me dictes-tu mon emploi du temps ? Où est passée ma liberté de ton ? Il en faudrait si peu pour que je cesse d’exister.
Je suis en colère. Ils sont peu nombreux, ceux qui m’aiment. Chaque jour j’en perds un peu dans mes lacis, mes glacis, mes lazzis. Ecrire est vain, finalement que reste t-il de ceux d’il y a deux mille ans, deux cents ans, deux ans ? On imagine des principes, des idéaux, on croit immanente la justice et salutaire la pensée floue ; seul surnagent les comptables précis.
Seuls ne plaisent que les slogans, les coups de trique, les tirs tendus, l’éjaculation précoce et l’affirmation péremptoire. Seule n’impressionne que la domination explicite. Seule ne vaut que la courbette du courtisan à la veste fraîchement repassée. Alors le tâtonnement d’écriture, l’hypothèse hasardeuse, la comparaison approximative et l’humour détaché n’ont pas de raison d’être. La liberté de penser même lorsqu’on lit le discours d’un autre n’a pas droit de cité. J’en prends acte et je me dis que j’ai droit au repos, les zoms sauront parfaitement se débrouiller sans moi, et ma tasse de café a refroidi pendant que je me penchais sur le microscope.
Qu’importe si, conséquence évidente et immédiate, je perds ma raison de vivre, je perds la raison. Qui suis-je pour m’occuper du zom éructant son triomphe, qui suis-je pour déplorer la défaite de la pensée ? D’autres l’ont fait avant moi et c’était la mienne qu’ils stigmatisaient alors. Ils ont eu raison de moi, grâce à leur veste fraîchement repassée.
Je suis en colère.
Le 7.2 est à suivre.