391 - Intermezzo : Parole à la défense

                                 PAROLE A LA DEFENSE

Devant cette armée de juges je ne peux pas rester évasif. J’ai donné les éléments dont je dispose et il en faudra d’autres. Le proverbe dit juste, on trouve toujours de bonnes raisons à condamner celle qu’on a déjà condamnée, par confort mental, jalousie, ou tout simplement bêtise. Je vais donc me faire avocat, ce qui me sied mal mais dont j’ai besoin. Avocat aussi par confort mental, diront mes honorables adversaires. Il n’y aura cependant ni jalousie ni bêtise, mais tout simplement amour. Pour ‘Aliénor et sa geste, pour sa fille, pour toi. C’est cela qui me fait enfiler la robe et m’avancer à la barre.

La bêtise, s’il en faut une à mon adresse, fut de ne pas voir ce qui s’était tramé, ni l’enchevêtrement des broussailles qui avait grandi pendant les huit années d’attente dans le cœur de la demoiselle qui deviendra ta mère, ni l’effet dévastateur des poisons qu’on lui avait instillés. Je ne sais ce que j’aurais dit ou fait si je l’avais vu, mais au moins il y aurait eu possibilité de trouver les mots à dire et les gestes à faire. On peut parfois savoir ce qu’il aurait fallu quand il est trop tard, mais tenter de rechercher le temps perdu fait s’enfoncer davantage dans les sables mouvants.

Huit années de batailles pendant que grandissaient les broussailles ! Des femmes seules élèvent leur enfant ; il y en a des milliers en Île-de-France, elles survivent et elles élèvent. J’entends ces objections qui montent de la fange. Il est facile de faire le sage aux idées lumineuses et aux solutions parfaites, de loin, quand personne ne s’en est préoccupé avant. N’est-ce point vous qui aviez insisté pour que la fille reste sous votre garde, sous prétexte d’aider ? Et vous n’aviez pas entièrement tort, qui peut prétendre qu’une vie commune entassée aurait été une bonne solution, et qu’elle n’aurait pas eu des effets pires que la séparation hebdomadaire ? Alors n’inventez pas aujourd’hui les solutions que vous refusiez vous-mêmes hier, quelles qu’en soient les obscures raisons.

‘Aliénor n’avait pas fui un cocon étouffant pour s’enterrer au fin fond d’une banlieue. Il est parfaitement légitime qu’elle ait voulu rester proche de son travail d’enseignante ; ce fut déjà assez difficile à réussir, il a fallu livrer d’autres bataille et gagner des combats, de chambres minuscules en affectations administratives provisoires. Elle a su sortir de cette gangue, laisser là l’administration, récupérer le poste d’enseignante tant attendu, elle a réussi à acheter un logement certes encore exigu avec ses heures d’études, sa patience de fourmi.

Mais oui, c’était encore trop petit. Alors il a encore fallu jour après jour épargner, surveiller des études soir après soir, et constituer le pécule qui allait lui permettre enfin d’accueillir sa fille dans un logement digne d’elles. Non, je ne suis pas Emile Zola, ce ne fut pas un enfer, seulement très long et très précaire ; bien peu sont-ils qui auraient réussi. Même en huit ans. Et si elle a su trouver un peu de champ pour vivre et non juste survivre, qui oserait lui en faire le reproche ? On ose.

N’est-t-on méritant qu’en simple survivant ? Elle a su garder à sa fille une mère vivante et forte, la mère pouvait pour la fille garder tête haute et conscience tranquille, et c’est le meilleur service qu’elle a pu lui rendre. Refaisons l’histoire : la mère et la fille sont engluées dans un logement minuscule à l’autre bout des départements, séparées des journées entières par le temps de trajet quotidien plus sûrement que par la traversée des provinces, écrasées de fatigue et d’obligations, réduites au silence.

Vous étiez tous bien contents de la garder, la fille, pendant que la mère se débattait à Paris ! Alors taisez-vous, que personne ne vienne déverser sa sagesse d’après la bataille.