22.16 – Ma petite entreprise #3 : Les deux cousines.
Cent-vingt-huitième jour, suite.
Ne vous inquiétez pas, le Moine suit son idée. Il vautre son exemple dans la boue du chemin, et il en profite pour ramasser toutes les idées qui y dormaient. Mais il avance, et quand il aura jugé qu’assez d’idées sont sorties de la pataugeoire, il arrêtera son histoire. Vous n’en saurez jamais la fin. La prostituée de son histoire précédente, savez-vous ce qu’elle est devenue ? Moi non plus. Mais je reviens à la dernière bouteille.
3 – Les deux cousines.
La cousine se réjouit du succès de sa démarche et se voit la reine du monde. L’autre village au bout de la route n’est pas si loin, et l’occasion est trop belle de régler un vieux compte. Elle se gargarise du mot de croissance, et de ce qu’elle a retenu sans comprendre vraiment de son voyage à la ville, une expression barbare, phrase en l’air crachée par des costumes trois pièces avec vue, seuil de rentabilité : il lui faut les habits du village voisin.
La question économique est bien entendu un prétexte, l’important est la vieille querelle familiale de la nuit des temps, dont elle ignore tout sinon que c’est une querelle familiale. On a vite fait d’habiller de belles phrases techniques et financières une réalité plus triviale mais au fond plus honnête que le discours pompeux du nuage de fumée économiste.
Elle baisse ses prix et le fait savoir. Son propre village lui en donne davantage, et les gens d’à une heure de distance se laissent pour une part tenter. Sa part de Marché s’accroît : en simplet de chez moi, on dirait que la pile de vêtement monte au plafond. Les roupies sonnent de plus en plus lourd dans le tiroir. Le soir, pour finir, elle allume le lumignon qu’elle a dû acheter au bourg et l’alimente en huile lampante. Parfois dans la précipitation, elle brûle une soie rétive du faux pli, elle déchire le tissu trop taché, elle pleure de fatigue.
La dame du bout de l’autre village pleure aussi. Moins de roupies le soir, et chaque mois le remboursement à tenir. Elle qui avait un moment rêvé de monter son prix devant le succès de l’opération, a renoncé. Mais comme elle dispose d’un peu de loisir, moins de linge plus vite lavé, elle s’applique, elle soigne le haut-de-chausse et détaille la jupe plissée ; elle prend même le temps de recoudre un bouton, de renforcer une usure. Mais quand tout est payé, que reste-t-il de nos rêves ?
Quelques uns lui restent fidèles. Les quelques sonnets de plus que leur coûte la lavandière du bout de la rue compensent sagement les deux fois deux heures de marche pour aller et venir sur le chemin des champs noyés, jusqu’à l’autre village, surtout s’il fait nuit. Ils ont compris ce que coûte une économie, et une différence vite calculée ne saurait compenser une heure puis une heure puis encore deux autres, sans penser au sari brûlé qui n’arrive qu’aux autres.
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