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LES ANACHRONIQUES
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24 janvier 2011

23.14 - Stromboli

Coda.
Les évidences qui s’imposent sont des pièges où s’enlise la pensée. A chaque parole assénée j’oppose une fin de non recevoir, ce qui se conçoit bien est ce dont je me méfie le plus, ce qui s’énonce clairement me remplit d’effroi. Je préfère me perdre dans les labyrinthes des mots, des chemins de traverse, quand je ne m’y retrouverais plus j’y serais à mon aise, libre et curieux, prêt à tout, à déboucher dans une clairière d’idées nouvelles, à éclore dans une somme philosophique d’où s’étend le regard mental au-delà de notre univers embrumé, à trouver une fleur de vérité dans un coin d’ombre, à débusquer un vieux sanglier de sagesse. Où vais-je, et où donc cherche-t-il à m’amener, le moine ?

 

Cent-quarante-deuxième jour.

 

Est-ce que la question a seulement un sens, de savoir où l’on va ? Ne regarde pas la lune qu’il te montre du doigt, sage imprudent ! C’est le doigt qui compte, le doigt du fou.

Qui sont les habitants de l’île Stromboli ? Voici quatre maisons blanches tapies au bas de l’énorme talus, entourées de quelques ares de buissons et d’herbe rase. Que font-elles sur cet aride caillou, à la merci du géant enfumé ? Qu’un jour une saute d’humeur le prenne et les voici anéantis sans recours.

Quel est le secret de ce savoir vivre, et quels projets les hantent pour qu’ils restent ainsi ? On va me donner mille réponses historiques, géographiques, économiques, le pourquoi du comment, la plénitude de la vie insulaire et les minéraux rares, les poissons argentés et le calme maritime. Ne suis-je pas moi-même d’une autre île, là-bas où se lèvent le soleil et la lune, où soufflent les mêmes tempêtes et où chantent les mêmes sirènes. Tout ce savoir étalé ne me fera rien, dans le meilleur des cas il me laissera un goût d’inutile effort, de gesticulation vaine.

Mon île est divisée mais plus grande, et si je ne me dépêche pas je vais être surpris par la nuit.

Histoire, géographie, économie, tout ce beau discours ne me suffira pas. Je ne suis pas l’ennemi des beaux discours, des raisons démonstratives et des analyses attentives, bien au contraire, je les prône plus souvent qu’à mon tour et je me plains qu’il n’y en ait point assez tout au long des gestes de nos vies. Pourtant, je sais que ce ne sera pas encore assez qu’il y en ait trop. Ce sont leurs rêves qu’il me faut pour comprendre comment perdure le village. Il suffirait de leur demander, comme me le chuchote madame raisonneuse. Madame raisonneuse a tort, ils ne comprendraient même pas ma question, ils ne savent pas eux-mêmes quels rêves les tient ici, ils ne savent pas qu’ils sont ici du fait d’un rêve fou. Ils pensent seulement que faire un projet, le formuler, le dire, même dans le silence le plus épais du fond de leur cerveau, a une odeur de souffre, un grand air de transgression. Ils pensent à ne surtout pas penser.

On ne peut être plus loin de moi. Alors c’est de loin que je contemple leur île dans mes jumelles et je passe au large, histoire d’aller pêcher la sardine en tombant de Charybde en Scylla, une drôle de sardine en odeur de métaphore : si loin qu’ils soient de moi, leurs droits de l’homme leur appartiennent comme ils m’appartiennent, comme ils appartiennent au francilien pressé, cet autre insulaire d’un genre spécial.

Ces gens n’ont rien en commun avec moi et je ne sais rien d’eux. La différence est évidente, au point que rien de ce qui les concerne ne m’est compréhensible. Dernière évidence à laquelle il faut tordre le cou, la petite dernière avant de repartir sur le chemin, avant qu’il ne fasse nuit. Je me tiens debout, humide de la sève imprégnant la souche et quelque peu ankylosé, je suis assis depuis longtemps. Je n’en veux pas, de cette différence qu’on m’oppose, de cette barrière culturelle comme disent les sages ; il n’est différence qui tienne, et ces gens me sont liés par une sorte de pacte animal grâce auquel nous nous connaissons sans nous connaître et qui fait de nous des hommes. Aussi incompréhensibles que me soient leur langue, leurs gestes, leurs coutumes et leurs lois, ils respirent l’air que je respire, ils mangent protéines, lipides et glucides, ils se désaltèrent et ne me demande pas d’énumérer tous les mouvements de la vie, ce seront les mêmes. Et s’ils déposent le nouveau-né au bord de la falaise et l’y oublient, le nouveau-né ne survivra pas.

Qu’avons-nous donc à déclarer ? Le pacte, d’où que nous débarquions, il n’y a guère que ce pacte dans notre valise, dans notre bagage cabine, et quelques colifichets sans valeur, quelques souvenirs. Seul compte le pacte et c’est à raison que les gabelous de tout poil le reniflent avec suspicion. C’est notre pacte animal que nous allons déclarer, comme on déclare la paix.

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Fin du chapitre 23. Janvier 2011.

 

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Commentaires
M
Quand l'indifférence s'oppose à la différence, on est proche de l'égoïsme, non ?
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Mon nom est THEOLONE - Philosophie et bavardage
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