384 - Nonante-cinquième jour . L'échec #1/3 La fin de la lutte des classes

#1/3 La fin de la lutte des classes

J’ai échoué dans ma collecte. Les prolétaires ne peuvent être archétypes. Aucun ne représente son voisin, aucun ne peut parler pour les autres, en faire parler un seul serait les trahir tous. Leurs histoires, toutes ressemblantes et dissemblables, sont si diverses que je ne pourrais en faire un paquet unique et symbolique ; j’aurais honte d’en prendre un par les cheveux ou par la main et de le désigner comme le Prolétaire. Celui du jour, ou du mois ou de l’année, vu à la télé. Il ne m’appartient pas de parler en leur nom, de m’en faire le héraut pour au passage en tirer gloire et prospérité.

Le temps des grandes foules ouvrières qui défiaient la maréchaussée à coup de barricades, de grèves, d’occupations, et de slogans redoutables et redoutés n’est pas tout à fait terminé mais il a pris du plomb dans l’aile, les modes d’oppression ont changé et les financiers, les argentiers, les profiteurs ont plus d’un tour dans leur sac pour cacher leurs méfaits derrière un discours bien huilé de liberté.

Le plus raffiné d’entre eux, de ces tours et de ces discours, est de vanter les mérites qu’il y a pour chacun à être son propre patron. Tu t’inscris sur quelque plateforme, et tu sautes sur ton vélo ou ta trottinette pour apporter au téléspectateur affamé sa part de sauce tomate encore chaude, plus tu en livres dans la minute et plus tu es riche. Et tout le monde de courir comme des dératés à la poursuite du trésor caché. Tu es libre, tu peux décider quand tu veux de cesser de courir et plus personne ne t’exploite. C’est magnifique et le bon vieux Marx peut se retourner dans sa tombe, il entendra mieux qu’il n’y a plus de lutte des classes.

Mille exemples fourmillent du même acabit. Auxquels il faut ajouter le travail partiel, découpés en tranches tout au long de la journée ce qui te permet d’être bloquée 12 heures et n’être payée que six, au féminin parce que c’est un privilège trop souvent féminin. Tellement partiel que tu vas cumuler librement deux activités tout aussi partielles et situées à cinquante kilomètres l’une de l’autre. Mobilité. Ces rues qu’il suffit de traverser sont parfois bien larges.

Ainsi existe le prolétaire qui prend tous les déguisements possibles et ne se laisse enfermer dans aucune catégorie. Il est le plus rétif à la méticulosité d’Aristote. Mais cette liberté de carnaval va l’obliger à se voir tel qu’il est, irréductible et impondérable. C’est à lui de trouver chez ses compagnons d’infortune les ressorts communs qui leur permettront de brandir ensemble une pique sur laquelle sera plantée une exigence si voyante que nul n’en ignorera et qu’il faudra bien y souscrire, un grand cahier de revendications, de doléances, pour enfin se mettre autour d’une table, aligner des chiffres et des lettres, accepter un compromis. Pour en arriver là, il en faudra, des combats, et du collectif.

Rien de cela n’arrivera si chacun se contente de son petit drapeau déchiré, si chacun l’agite dans son coin en ne regardant pas celui de ses camarades, pardon j’ai employé ce mot, camarade, c’est un gros mot, à vous de le reprendre et d’en faire un énorme mot irrésistible. Continuez donc sur ce chemin là du combat solitaire, votre combat de petit révolté, à crier sur votre rond-point, à vous en prendre à tout ce qui ne vous ressemble pas ; vous irez tous en enfer là d’où vous venez, et ne me demandez pas de comptes, j’ai passé toute ma vie à tenter de vous réunir, à faire de vous autre chose qu’une bande. Je n’ai pas réussi, trop maladroit sans doute, et je n’ai rien obtenu, mais vous n’avez rien fait pour me rendre meilleur et c’est la bure de moine qui désormais m’habille.

#2/3 à suivre