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LES ANACHRONIQUES
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14 juin 2021

355 - Septante-septième jour . La vieille cataracte

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MARS 2004 – Je m’étais bien caché, mais on l’a su. Je me suis planté sur la terrasse de l’hôtel le plus littéraire d’Egypte, il le fallait bien pour bavarder avec Héraklite. L’Egypte m’a un peu détourné de mes intentions initiales, mais n’est-ce pas le rôle millénaire de l’Egypte, que le détournement devienne le droit chemin ?

Devant mes yeux incrédules coule le Nil et se terrent les ruines des siècles. Il fallait que ce fût dit. Elle est loin, ma chapelle, et aujourd’hui c’est moi qui donne la pièce au marchand du temple sous l’œil moqueur d’Horus. Pourtant, je ne suis pas loin de mon sujet et tous ces signes gravés sur les murs racontent la même histoire, cette histoire que je m’efforce de comprendre, l’histoire de la folie du sage qui avait peut-être découvert ce que nous devons découvrir et qui s’est muré dans un silence hautain.

Après avoir écrit son Grand Livre, il est monté en haut de la montagne et il a pris son air supérieur. Les hommes se sont vengés de lui et les vers ont mangé le livre, la bouse a étouffé celui qui se croyait le Maître. Il n’a pas su affronter sa propre contrariété fondamentale, écrire et être lu. C’est pourtant lui qui l’avait inventée, la contrariété intranquille.

Fondatrice.

Mon ami Héraklite, ton erreur est d’avoir laissé la victoire à l’un des camps. La vieille cataracte me permet de te tutoyer. Toi qui, du doigt de la pensée, as touché l’absolue nécessité du combat sans merci et sans fin entre ennemis irréductibles pour qu’ils puissent simplement exister tous deux, au moment même où cette nécessité devenait nécessaire à ta pensée et à toi-même, tu as laissé le champ libre en t’enfermant dans ta tour d’ivoire et, prouvant ainsi combien tu avais raison, tu as disparu de l’histoire du monde. Tu avais pourtant, sourcier magnifique, révélé la mobilité de l’univers, sa mobilité propre, intrinsèque, inhérente.

Que puis-je faire pour toi maintenant, pauvre de moine Théolone, depuis mon palace provisoire ou ma chapelle définitive, sinon te réveiller ?

Tu souris, Héraklite. Je vois bien que tu souris. Je suis comme toi autrefois, car je sais que tu es passé par ici : le fleuve ne devait pas être si différent sans pourtant être le même, forcément, je me prélasse devant l’île Eléphantine , quand c’est un ventilateur qui barrit et les barques qui jouent de la trompe. Mon écriture tapie au fond d’un carnet délabré ne vaut pas plus cher que tes tablettes, tes papyrus, tes rouleaux ou tes parchemins, je ne sais de quoi étaient faits tes carnets à toi. Tu n’as quand même pas tout écrit au marteau et burin !

N’est-ce pas ? Rassure-moi. Déjà que la mine de crayon a du mal à suivre les volutes qui me servent de pensée, alors un burin, tu penses !

J’ai un avantage sur toi : je vis. A cet instant où j’écris, je vis. Ce n’est même sans doute que lorsque j’écris que je vis. Je peux encore sortir de ma tour d’ivoire et faire face aux projecteurs, donner vie à ton discours. Je peux même prétendre qu’il s’agit de moi, mais je risque d’être vite démasqué, il en est qui te connaissent encore. Celle qui, un jour, un matin d’embouteillages, m’a parlé de toi à travers les ondes et t’a mis sur ma voie, Julia, il y a au moins Julia K pour te connaître. Elle est la preuve qu’il n’y a pas que des protubérants dans les haut-parleurs de l’autoradio. Aristote n’a pas très bien réussi son coup quand il a voulu te faire disparaître de la surface de la terre des idées. Je suis moins inquiet de me savoir caché derrière ta momie, et de remuer ce qui te reste de bras et d’orteils. Ta momie bouge encore !

Je m’imagine échapper à la contrariété, au discours sur la contrariété du monde. Je sais bien qu’elle me trouvera, pourquoi écrirais-je sinon ? Mais je retarde le moment, j’avance à pas de loup, j’entre lentement dans l’eau glacée au lieu de m’y jeter. En attendant, sur ma terrasse, j’écris comme il me vient. Ma terrasse. M’y voici depuis une heure elle est devenue ma terrasse. Peu importent les générations de princes, de présidents, de princes-présidents, de présidents princiers, d’Agha Khan en François Mitterrand, d’Orson Welles en Hercule Poirot, c’est ma terrasse et gare à qui l’occupe sans ma permission.

Ainsi seulement je vois le Nil, et je constate qu’il n’est jamais le même fleuve, tout en étant le même que celui des princes que j’ai chassés pour me poser ici. Je sens déjà Aristote ergoter ; comment peut-on être le même sans être le même ? Comment peut-on être une chose et une autre chose ? Comment peut-on être ceci et cela, le pour et le contre, l’alpha et l’oméga, le jour et la nuit ?

Il ergote encore : « allons Monsieur Héraklite vous n’êtes pas sérieux d’affirmer d’aussi grotesques contresens et moi, Aristote, je vais construire le monde rationnel en entier une bonne fois pour toutes, avec petites cases où ranger ses affaires et ses catégories. De l’ordre dans les idées, que diable, de la méthode ! »

Oui camarade Aristote, vous avez voulu faire disparaître votre ennemi de la pensée mais à force de le citer pour mieux le réfuter, vous l’avez maintenu en vie. C’est lui, votre ennemi, Héraklite d’Ephèse, qui aura raison contre vous, définitivement. Et c’est moi, moine de pacotille, bure de théâtre et chapelle de carton, qui aujourd’hui m’empare de cette flamme olympique et vais la porter jusqu’à la grande vasque. Ce ne sera pas une marche triomphale, projecteurs et télévisions, tu l’as déjà remarqué, mais une sorte de cabotage à la petite semaine de détour en pause, de recul en répétition, de port de plaisance en thé à la menthe.

Mais j’y parviendrai, à la vasque, et je renverserai les idoles.

 

 

 

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