19.8. Le mammifère inoffensif.
Nonante-sixième jour.
C’est plus fort que lui, il appelle toujours son délégué
syndical à la rescousse. Il pourrait écrire ailleurs. Il le fait, j’ai une
fiche neuve.
Je vais finir. Il faut bien finir. Il faut bien en finir. Il
faut bien écrire sur ceux qui restent à l’écart sous prétexte d’individu,
écrire sur ceux qui vomissent toute idée de collectif, de ceux qui se croient
cloportes ou panthères. J’imagine qu’il existe des cloportes solitaires et
individus, je ne connais pas la Société des cloportes, mes connaissances
entomologistes sont réduites à la peur des guêpes et j’ai peut-être écrit une
ânerie à propos de cloportes. Mais il me fallait une petite bestiole
inoffensive et non un grand prédateur dont les exemples abondent.
Je me pose la question : existe-t-il dans le règne
animal, singes compris et les espèces les plus évoluées qui leur ressemblent,
des bestioles inoffensives qui vivraient exclusivement en individu, qui
vivraient en dehors de tout groupe, en solitaires absolus, en dehors de
quelques brèves rencontres reproductrices ? Je n’ai pas la réponse, mais
de n’en avoir pas ne signifie pas que la réponse soit négative. A-t-on jamais
pu démontrer que ce qui n’existe pas n’existe pas ? La fourmi de dix-huit
mètres, pourquoi pas ?
Je n’ai pas le droit de tirer de conclusion hâtive même
lorsqu’elles me démangent. Même lorsque ce serait si facile de prétendre que
c’est impossible et ainsi de rentrer dans le rang des fourmis normales. L’heure
est à ignorer les démangeaisons, les envies de meurtre et les rages
impuissantes. L’heure est à décider que cette espèce existe et à lui donner un
nom.
Espèce inconnue au bataillon, toi que je ne vois ni ne sens,
toi qui te caches au fin fond de rien, mammifère improbable et dernier lieu de
liberté, je te nomme la taupe des Pyrénées. Ne confond pas, tu n’es pas la
taupe qui saccage les jardins, ni celle qui trahit son maître en en servant un
autre dont la victoire est certaine, non, tu es la taupe des Pyrénées, tu es
aveugle, sourde et muette, invisible et percluse de rhumatismes, rampant les
nuits sans lune le long des gaves perdus et broutant exclusivement des orties
et des liserons. N’importe quel mulot malin ne ferait qu’une bouchée de toi,
heureusement ta viande est amère.
Pourquoi ai-je tant besoin de trouver un tel animal ?
Tout simplement parce que j’ai besoin de trouver une conclusion et que je n’ai
pas envie de tomber dans la généralisation facile, et que la loi du grand
prédateur triomphant est la loi par laquelle le zom succombera un jour. Voilà
ce qui te rend si nécessaire, ma chère taupe.
Si l’on veut espérer en l’individualisme pour autant qu’il
soit une espérance ce dont je ne suis pas certain, il faudra bien que tu
existes.
à suivre.