Les grandes marées.
C’est jour de grande marée. Les vagues viennent battre le pied du mur. Il n’y a plus personne sur la plage surchauffée, il n’y a plus de plage. Je vais revenir à la maison sans bouteille et je vais recopier une des vieilles fiches qui me restent, contrarié.
Le moine est toujours devant son café, à croire que la tasse est fée et qu’elle se renouvelle au fur et à mesure. Comme il ne fait pas attention à moi, je vais dissiper le malentendu qu’il a fait exprès de provoquer. Je l’entends déjà râler : il n’y a pas de malentendu, il y a des malentendants qui font mine de l’être pour mieux se dérober à ce que mes écrits les obligent. Voilà ce que maugrée le moine dans sa bure et derrière son marc.
Il sait parfaitement qu’on lui oppose la noirceur de l’âme humaine et que son angélisme le perdra. L’angélisme est l’accusation la plus pratiquée contre toutes les bonnes volontés du monde, elle interdit toute pensée sous prétexte de réalisme. Laisser l’homme libre dans la cité sans le cerner d’obligations, de devoirs, de règles et de règlements, de décrets et de prisons, le laisser à sa guise baguenauder dans la collectivité sans s’y attacher, est stupide et inconséquent, est angélique. Fi de l’eau de rose. Mettez-moi tout ça au travail et que ça saute.
Voilà ce que pensent les malentendants. Que le moine ait prévu des garde-corps et des garde-fous est très insuffisant, il faut garder les âmes, les cerveaux, les désirs, les plaisirs ; comment voulez-vous que l’homme s’échine à œuvrer pour la collectivité, comprise bien sûr comme destinée à servir nos chers malentendants exclusivement, si personne ne lui met une épée dans les reins ? Au contraire, il va réclamer, il va se plaindre, il va défiler de la République à la Bastille, à la moindre contrariété.
Ils sont ainsi, les hommes.
Ils sont ainsi surtout quand ils sont vus par les malentendants qui se croient, eux, au dessus de ces basses-œuvres. Tu n’as pas su lire le moine, mon ami. Comme il n’est pas de ceux qui répondent, je vais m’en charger maladroitement, n’est pas moine qui veut. Je n’aime pas les gens qui font semblant de ne pas comprendre et qui oublient une partie du texte pour mieux détruire l’autre. Je n’aime pas les gens qui se croient hors sujet alors qu’ils sont, comme tout le monde, plongés dans la même marmite, alors qu’ils ont la même liberté que ceux qu’ils veulent forcer, ni plus ni moins. Il faut retourner ta lorgnette, tu regardes du mauvais côté.
Vois. L’homme est faible, lâche, vaniteux, paresseux, hésitant, ignorant ; dur avec le petit, courbé devant le géant ; profiteur et pervers ; médiocre. Voilà le bon mot, médiocre. Il peut devenir monstre à tout moment pour peu que les circonstances s’y prêtent, toi aussi moi aussi, et parfois il devient saint. On cherche alors l’erreur, le mensonge, la manipulation, mais je suis persuadé qu’il y a des saints véritables tout autant qu’il y a des monstres, et la légende affirme qu’il y en eut qui furent les deux.
Médiocre est une bonne moyenne, au fond. Ce sont ces saints et ces monstres que le moine laisse dans ses cités sagaces, libres ; il ne faut pas oublier qu’elles sont multiples, les cités. Il n’y a aucun angélisme là-dedans, bien au contraire, il y a le refus du désir de perfection. La perfection conduit à la mort et une cité de surhommes est vaincue d’avance par la cité des médiocres. Une cité conséquente se construit sur l’erreur, sur la faiblesse et la lâcheté humaine, et non sur la conférence des saints.
Qui est monstre, qui est saint, au demeurant ?
Le moine vous en a déjà parlé, de cet homme exemplaire, admiré de tous, héros de tout un peuple, qui au détour d’un combat décisif prit la liberté d’un coup de tête au lieu de rester enfermé dans un destin voulu par d’autres ; ne serait-il pas cet homme libre par qui la cité peut respirer ? Ne serait-il pas ainsi redevenu libre enfin, et ce faisant, ne nous aurait-il pas un peu libérés de nous-mêmes ? La liberté qu’annonce le moine n’est pas une liberté accordée ni une liberté revendiquée. Le moine ne donne ni ne réclame, le moine constate. L’homme est animalement libre par le seul fait d’être vivant, l’un et l’autre sont insolubles, qui le lui dénie le tue et prend un billet de non-retour pour lui-même, autant son voisin que la cité toute entière.
Le malentendant est courroucé. C’est bien joli, dit-il, mais comment être compétitif si je ne leur botte pas les fesses ? C’est toi qui vois, répondit le moine, mais je ne donne pas cher de ta réussite si tu as besoin de botter des fesses pour avancer.
.