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LES ANACHRONIQUES
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1 décembre 2020

340 - Soixante-sixième jour . La première querelle

Ensemble, le pêcheur et le bâtonnier firent ainsi un bon bout de chemin. Le pêcheur se nourrissait et nourrissait son collègue, qui en retour lui réparait ou lui changeait sa canne à pêche au moindre incident. Survint un nouvel imprévu, en apparence guère plus grave, mais qui les laissa tous deux impuissants. C’était un soir de pleine lune, je n’y étais pas mais la pleine lune me plaît pour la gueule d’atmosphère donc c’était un soir de pleine lune, le pêcheur pêchait un peu fébrile, il avait perdu son temps depuis le matin et lui fallait trouver au plus vite pitance pour deux avant la nuit. Non que perdre son temps soit pour lui temps perdu, il en faisait toujours bon usage du temps qu’il perdait, mais à voir la tête du collègue il voyait bien que l’on trouvait qu’il avait vraiment perdu son temps … Quel est le bon usage du temps perdu est une question que je ne me suis jamais posée, alors ne viens pas m’interrompre sans arrêt.

Le bâtonnier ne passait pas ses journées à rêvasser, lui, le nez en l’air et les oreilles en goguette : professionnel jusqu’au bout des ongles, il notait la position des bois qu’il croisait sur son chemin, leur taille, couleur, élancement, et toutes ces choses qu’un bâtonnier connaît et que je ne connais point. Dans les massifs denses il repérait les bonnes tiges, dans la forêt profonde l’arbre qui saura la cacher. Toujours sur le qui vive, prêt à intervenir, à dépanner, à réparer, le SAMU du bâton. Lui, il ne perdait pas son temps.

Sous prétexte qu’il pêchait plus vite que son ombre l’autre n’en faisait qu’à sa tête, il attendait le dernier moment pour se mettre devant le point d’eau, pour travailler. Jean de la Fontaine n’avait pas encore inventé lièvre ni tortue, alors comment voulez-vous qu’il prenne garde, quelques millions d’années avant, notre pêcheur. Je ne pêche bien que dans l’urgence, disait-il, et le bâtonnier en avait des aigreurs d’estomac de ne jamais savoir s’il allait manger le soir ou non. Qu’il n’ait jamais jeûné depuis qu’ils s’étaient associés ne suffisait pas à le rassurer. Du coup, il digérait mal son poisson et devenait agressif.

De disputes en disputes, le pêcheur perdait de plus en plus de temps, par défi ou par vengeance. Il le connaît son métier, qu’on le laisse faire et les vaches seront bien gardées bien que notre histoire ne comporte pas de vaches. Ce soir là, la pleine lune aidant, je le savais que c’était pleine lune, ils s’étaient querellés plus vertement que d’habitude, pourtant assez futés pour ne jamais dépasser les bornes au-delà desquelles il n’est plus d’association possible et donc plus de vie possible. Nous connaissons tous des catastrophes qui auraient pu être évitées si l’on s’était arrêté juste à temps.

Il était tard et le pêcheur peinait à réussir sa pêche, ce qui lui arrivait rarement. Il se rabâchait les arguments qu’il aurait dû asséner mais auxquels évidemment il ne pensait qu’après coup. A quoi bon faire semblant de pêcher toute la journée au bord de n’importe quel trou alors qu’en deux heures tu sors ce qu’il faut pour deux jours si tu choisis le bon coin. Et encore, le bon coin, tu n’as même pas à le choisir, c’est lui qui vient à toi de lui-même pourvu que justement tu perdes ton temps à flâner le long des berges, à bailler, à rêvasser, à humer l’air de ce temps que tu perds. Tu profites du murmure de l’eau courante, des reflets changeants, tu sais bien les reflets changeants, ils sont toujours changeants les reflets, un peu verts, un peu bleus, avec un éclat de jaune et des golfes clairs.

N’est-ce pas une belle journée ainsi passée ? Et lorsque tu t’assieds, au bord du trou, tu n’as même pas à te poser de question, c’est le bon trou avec le bon poisson qui t’attendent, ni trop gras ni trop maigre, et la chair en sera savoureuse. A quoi bon pêcher plus de poissons qu’il ne faut, à quoi bon accumuler les poissons immangeables sous prétexte du premier trou venu tôt le matin pour les laisser pourrir sur la rive ? Les bons poissons ne pourraient plus se nourrir et nous nourrir ensuite.

 

 

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Mon nom est THEOLONE - Philosophie et bavardage
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