23.6 - Arithmétique.
Deux et deux font quatre. Et une évidence, une ! Si je crois le Moine, il va falloir la fuir, ou du moins s’en méfier, et je crois le moine. Pour être exact, lorsque je comprends ce qu’il écrit, il m’arrive de penser que je pense comme lui. Croire n’est pas le bon mot, n’a jamais été un bon mot, c’est un mot de corbeau moi qui me trouve renard. Deux et deux ne feraient-ils pas quatre, alors ?
Cent-trente-quatrième jour.
Il ne faut pas confondre ce qui relève de l’évidence et ce qui ressort d’une définition. Un jour, quelqu’un, quelques uns, en Inde ou dans ces contrées là, dans un temps que les moins de mille ans ne peuvent pas connaître, ont donné un nom à la succession cumulée de leurs dix doigts. Yek, do, séh, tchahar, pandj, seis, haft, hacht, nô. Neuf doigts, et suprême habileté, le petit auriculaire gauche n’a pas eu besoin de définition, on a décidé qu’il représentait les deux mains à lui seul, dix, dah, un yek suivi du zéro. Il ne restait plus qu’à compter de la même façon les gens avec leurs deux mains et on inventait le mot cent, le yek et deux zéros derrière. Avec neuf définitions, neuf mots inventés, et un zéro issu de rien, on avait de quoi énumérer l’infini.
Etonnant, non ?
Deux et deux ne sont donc que la conséquence logique de ces définitions, et aucune évidence ne préside à ce résultat, quatre n’est pas le résultat de deux et deux, mais le mot qui désigne par définition ce résultat. C’est le contraire d’une évidence, et ce n’est pas une vérité, c’est une invention. Que de temps il a fallu pour y parvenir, que d’hésitations sans doute, que d’impasses et de retour en arrière ! Les romains eux-mêmes ne connaissaient pas le système et se sont affublés d’un comptage besogneux d’un lourdingue insupportable, qui pourtant semblait évident au départ. Un vrai travail de romains.
Ceux qui ont conçu le système décimal ont été des génies absolus pourvus de dix doigts, tu te rends compte s’ils avaient été manchots ou surnuméraires ?
Et je n’écris rien sur l’invention du zéro. Évident, le zéro ?
Quatre est par définition le résultat de l’addition de deux et de deux, comme cinq celui de quatre et un ou deux et trois, et ainsi de suite. Mes dix chiffres en poche, je peux conquérir le monde. Ce ne sont pas des évidences mais des constructions intellectuelles qui ont demandé sept millions d’années moins quelques siècles à l’humanité, et à toi cinq à six ans d’apprentissage, d’acquis.
Acquis. Tu as tout appris, tout, de ta façon de regarder le ciel et de le voir bleu à tes tables de la loi ou de multiplication, de ton langage primitif, primal, à ta septième langue étrangère couramment parlée, et tous ces univers étrangers les uns aux autres auxquels tu as su te donner accès, si différents et souvent si proches dans leur humaine condition.
Tout est appris, tout est construit, tout s’est construit en toi depuis le premier son que t’a transmis le liquide amniotique jusqu’aux gestes d’amour dont tu entoure ta belle les soirs de désir, du cri que tu as poussé sous la gifle de la sage-femme à l’élégante solution mathématique qui t’es venue à l’esprit un matin ensoleillé d’examen décisif.
Auras-tu l’audace de prétendre que cet immense château de carte qui est toi relève de l’évidence ? Tu es libre, et tu ne peux te contenter de ce piège, tu vaux mieux que cela. Tu n’existes qu’en le refusant et, chaussant tes lunettes, assis sur ta souche en te mettant à regarder par quelles illusions ce château de cartes tient, ta vie prendra tout son sens.
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