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LES ANACHRONIQUES
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25 avril 2021

352 - CHAPITRE DIX-SEPTIEME . Le Complexe d'Héraklite

Septante-quatrième jour : Poètes et philosophes

1.           Retour aux sources.

Même brève, l’histoire de l’humanité est un fabuleux dédale. J’ai dû m’y égarer. Je voulais en finir avec la question du père, et je voulais que l’on se souvînt du poète, celui de la grotte, celui des dames du temps jadis. Assis devant ma chapelle, je l’imagine facilement, hirsute et dédaigné.

Mais je courais après mes vieilles lunes. Faut-il vraiment se souvenir du poète ? Seul importe le message, seul importe le poème ; le messager est invisible, le poète est transparent, il conte mais il ne compte pas. Si le messager est joli garçon et brillant causeur, on lui fera place dans les cénacles et l’on oubliera le message. Le poète sera fêté, adulé, il fera le beau, et après quelques pirouettes il sera oublié aussi. Ni poète maudit ni poète persécuté, poète oublié tout cru. Oubliés, poètes et messages, poèmes et messagers. Oubliés.

Mais si personne ne le fête, si personne ne l’adule, ne serait-ce qu’un quart d’heure, qui va l’écouter, qui entendra le poème ? À quoi bon écrire si personne ne lit, à quoi bon déclamer si personne n’écoute ? Le musicien meurt si sa musique chante pour le désert et le poète dépérit s’il y reste. Aussi inaudible dans le silence que dans le vacarme, il doit osciller sans cesse sur l’arête rocheuse entre précipice et abîme, à la merci d’un souffle. A quoi bon rêver sur la gloire posthume ? Il lui faut être reconnu là tout de suite et viendra l’inévitable moment de gesticuler avec élégance devant les lumières et derrière les lucarnes en faisant semblant de ne pas être ébloui. Malheur à qui bégaye, à qui s’énerve, à qui tremble. Le message disparaîtra avec l’audience. Voilà pour le poète, le bavard, le philosophe.

Bien avant d’invoquer le poète, j’ai voulu m’occuper du père. C’était déjà beaucoup plus facile. Tuer le père, une tâche que l’on dit nécessaire, tout le monde applaudit. Qui s’en inquiète, qui le regarde s’éloigner sur le chemin, déjà voûté, déjà oublié avant d’être reconnu ? Honte à celui qui ne se laisse pas faire, qui sans sourire tente encore d’exister ; qui sans renoncer pense avoir encore à transmettre, à inventer. Alors n’en parlons plus et finissons-en. On s’en passera, du savoir du vieux, de ce qu’il trimballe dans sa caboche et qu’il n’aura jamais pu dire. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Voilà pour le père, imposteur peu ou prou.

Fini de rire, il va falloir philosopher pour de vrai, ce n’est plus l’heure de la pause façon sieste mais l’heure de la pose façon Rodin, et se pencher sur le vieil Héraklite. C’est bien à son sujet que je veux écrire désormais.

2.           L’habit de lumière.

Je me sens bien devant ma chapelle à sourire au touriste. Il me photographie, le regard vague et la pensée oscillante. Regard et pensée sont autant ceux du touriste que miens. Nous oscillons et regardons de concert dans le vague, accord parfait. Nous sommes sous le même soleil, dans le même souffle d’air, devant la même chapelle qui, à cet instant précis du déclic, a la même importance pour lui que pour moi. Et après le déclic, il me donne une pièce, un billet.

Ainsi va la vie.

Philosopher ? J’ai naguère écrit poème, poète, conte, chant. Il s’agit du même geste ; Pourquoi donc l’un serait-il austère et pompeux et l’autre allègre ou pompier ? Ne puis-je essayer d’être grave avec légèreté, suave et profond, bavard et précis, et tourner en chantant autour de mon totem sans avoir l’air d’y toucher au point de le rendre plus aveuglant. Je dois bien y prétendre, à la philosophie, si je veux vraiment mettre mes pas dans ceux d’Héraklite.

Qu’importe qu’on n’ait rien à dire, pourvu qu’on tourne autour du totem.

C’est un travail impossible et obligatoire. Au risque de me perdre en route, j’emprunterai toutes les traverses, tous les détours qui surviendront. Je ne résisterai pas aux métaphores et j’en embrouillerai les fils.

Poème ou philosophie ? Qu’importe si le voyage est profitable, que j’atteigne ou non le sommet du col même en haussant le menton.

Alors, toute honte bue, je me dirai poète ou philosophe selon que je me sentirai l’un ou l’autre, sans que mon chemin dévie de ses errances et de ses tâtonnements. Et si tu ne m’aimes pas, je t’aime.

Il va falloir me lever de ma chaise, ôter ma bure noire, et revêtir un habit de lumière soigneusement assorti. Il faudra plaire à la cohorte des messagers qui vont transporter ma bonne parole, puis il faudra plaire à qui ne sait pas encore qu’il existe un message qui lui est destiné, afin qu’il le lise, lui seul. Chacun pour soi dans le secret de sa lecture.

Aucune forfanterie, aucun mépris. C’est le devoir du poète de se tourner vers les hommes et de leur parler d’eux en leur parlant de lui. Pour qu’ils écoutent il doit élever la voix et se soumettre à l’habit de lumière. Le taureau aura raison de lui à la fin de l’histoire, mais il ne peut être entendu autrement. Il quittera sa rive quotidienne et traversera les territoires anciens, il contemplera les fleuves éternels où prennent leur source les mythes fondateurs, et leurs éternelles embarcations où chantent les âmes survivantes. Pendant une heure, juste une heure durant, il perdra la notion du temps.

Il faut qu’il meure, le poète, pour que vive le poème.

 

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